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Photo du rédacteurLaurent Hellot

Traversée

Le fleuve qui coule devant nous n’est pas autre chose que l’ultime frontière que l’on attendait. Ses flots tumultueux, son flux à la puissance démultipliée balayent sur son passage tout de qui a l’heur de prétendre lui résister. La force qu’il dégage nous ramène à notre propre fragilité, en un salutaire rappel de l’humilité qu’il ne saurait être oublié.

La rive où l’on se tient ne semble pas devoir être emportée, à la différence de ces ponts, ces bateaux, ces cargaisons que les eaux rageuses bringuebalent devant nos yeux médusés, en autant de fétus que rien ne pourra sauver de leur dislocation programmée par les bouillonnements violents au sein desquels ils sont en train de sombrer.

Seul le ciel ne semble pas concerné par ce qui se joue sur ces terres sur le point d’être noyées, balayées par une colère qu’elles n’ont pas daigné écouter, en suffisantes certitudes que rien ni personne ne pourrait les perturber ; et voilà qu’en un instant, tous leurs remparts, leurs châteaux, leurs richesses ont été dévastés par ces vagues déferlées.


Traversée - www.laurenthellot.fr

À la fois rassuré de ne pas être dans ces naufrages auxquels on est en train d’assister, et inquiet de se demander si l’on ne sera pas les prochains concernés, l’on observe autour de soi le paysage en train de changer : ces routes qui n’existent plus, ces signalisations qui ont disparu, ces carrefours où plus personne n’afflue ; tout ce que l’on connaît, annihilé.

Dans ce refuge qui n’était pas celui que l’on imaginait, cerné par des eaux qui semblent nous examiner, et perdu à ces autres trop occupés à se sauver, il surgit plus de questions que de réponses auxquelles on était préparé. Il ne s’agit plus de réfléchir, mais d’agir avant d’être submergé.

Il ne paraît pourtant pas que l’on est en danger. Seul notre esprit effaré contemple le monde en train de se noyer, sans pour autant savoir de quelle manière cela est arrivé, en une fin si proche, et malgré tout sans intérêt pour ce que l’on a à vivre, à présent que l’on se sait prêt.

Avoir fait toute cette route apparaissait à l’époque insensé, exposant à l’incompréhension et aux quolibets de tous ceux que l’on connaissait, nous plongeant dans un décalage et une solitude qui nous isolaient, comme si l’on passait au travers d’un miroir que pas un des présents ne voyait.

Prendre la direction de ce fleuve ne parlait à personne, comme si l’on proposait de quitter une fête pour aller se promener alors que minuit sonne. Et pourtant, l’on est parti sans se retourner, par choix et par nécessité de ne pas se retrouver enfermé dans la banalité, la médiocrité, les regrets de ne pas avoir osé.

Alors le voyage s’est accompli dans la solitude assumée, teintée d’une brume de tristesse de ne pas avoir réussi à être accompagné, comme si la liberté imposait de se retrouver isolé, coupé de tout ce que l’on aimait, amis, famille... pour ne plus laisser que le souffle du vent et les battements de notre cœur nous rappeler que l’on est encore incarné.

Maintenant que la vérité a éclaté, que les illusions sont en train de se désagréger, que les rêves se sont envolés, trop envahissants, trop embarrassants pour être supportés, il ne demeure que ce fleuve, vivant, violent, effarant, auquel se confronter. Les démons et les spectres ne sont même plus à la hauteur pour nous effrayer, simples figures boursouflées.

Face à ce qui ne peut plus être éludé, il n’est plus possible de négocier ou de reculer, le choix étant d’oser ou de cesser d’exister pour qui l’on est, submergé par les peurs que nous aurons refusé de regarder, trop occupés à prétendre qu’il y avait d’autres priorités que de décider de la vie que l’on veut mener.

De cet endroit que l’on a pas choisi, mais qui s’est imposé, on peut encore prendre le temps de considérer ce que l’on a fait, qui l’on est et ce qu’il n’est plus l’heure de regretter, dans le court répit qui est proposé, parce qu’ensuite, il ne sera plus question que d’embrasser avec tout notre être ce que l’on va traverser pour se transformer des pieds à la tête, à rayonner.

Alors il est temps d’y aller, de se jeter à l’eau sans plus hésiter, non pas les yeux fermés en priant de ne pas se noyer, mais au contraire l’esprit clair et concentré, en dépit de l’acte insensé que l’on vient de réaliser, parce qu’il ne s’agira plus de lutter, de se débattre et de crier, mais d’au contraire tout ouvrir, et se laisser porter.

Alors il sera temps de s’abandonner à ce qui ne peut être contrôlé, ce monstre de nature, d’air et d’eau mêlés qui brise et retourne immeubles, terrains et humains pour les emporter jusqu’à son embouchure et les dissoudre dans l’immensité de l’océan, à s’y ressourcer.

Alors il sera temps de se rendre compte qu’il ne reste plus qu’à oublier ce que l’on savait, connaissait, supposait sur le monde tel qu’il est, pour ne plus écouter que ce que l’on entend, observer que ce que l’on voit, percevoir que ce que l’on sent, et comprendre enfin tout ce que l’on avait juste là, et que l’on ne considérait même pas.

Dans ce torrent de boue et de gravats, tandis que l’on est balloté ça et là, on commence à remarquer que l’on ne sombre pas, que cette terreur de finir asphyxié n’est pas en train de se réaliser, qu’au contraire, des vagues nous portent et nous emmènent danser, comme dans une étrange balade où l’on flotterait jusqu’à léviter, et atteindre une grâce que l’on ne soupçonnait pas pouvoir nous arriver.

Dans ce chaos de bas et de haut, on se met à noter qu’il est bien plus reposant, même trempé, même désorienté, de se sentir ainsi transporté sans plus avoir à lutter pour prétendre exister, contrôler cette vie qui n’est jamais ce que l’on en fait, dans une soudaine douceur qui s’est invitée.


Et tandis que l’on flotte sans plus d’attente ni d’intérêt, emporté par un courant contre lequel on se sait en incapacité, l’on observe des oiseaux que le vent porte de notre côté, l’on note des reflets dans l’eau de poissons argentés, l’on sent les odeurs de terre humide et gorgée, tout un environnement pour lequel le fleuve est la vie sans discuter.

Et tandis que le temps disparaît, emporté avec nos souvenirs et nos ambitions passés, le fleuve ne cesse de nous charrier, tantôt jonglant avec notre corps comme un jouet, tantôt nous présentant des tronçons de bois mort auquel nous agripper, à la fois maître dominant et compagnon aimant.

Et tandis que le voyage se poursuit, sans plus de possibilité de décider si l’on a fait une erreur fatale ou suivi une intuition magistrale, il n’est plus que le rythme des eaux et du ciel pour nous montrer que tout cela est bien réel, que l’on avance au cœur d’un monde qui se morcelle, dissout par ce qui le détruit et le renouvelle.

Les flots s’apaisent soudain, non pas que le fleuve ait fini dans un ravi ; il est toujours là en majesté, mais cette fois, nous le voyons de côté. Son flux, ses tourbillons nous ont déposés sur une plage sur laquelle scintillent sable, plantes et papillons ; un havre de paix, une rive sur laquelle aborder.

L’on se redresse, sort de l’eau, se met à marcher. Le fleuve est dans notre dos et, devant nos yeux émerveillés se déploie un Eden inviolé, un paradis inimaginé ; un espace pur d’abord, un air vibrant de lumière et de réconfort ; une Nature luxuriante encore, bienfaisante et palpitante ; une complète île aux trésors.

Il est besoin de se retourner quand même, juste le temps d’apercevoir sur l’autre rive le chaos et la géhenne, ce qui ne sera plus jamais, par la simple grâce d’avoir osé et cru en ce que l’on sentait : que la place que l’on nous avait assignée n’était pas celle que l’on voulait. Et alors que nous avançons enfin, de l’or coule de nos mains.

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