Sur la route
Le chemin s’étend devant nous, rectiligne et balisé, longue errance toute tracée dont il ne faut surtout pas s’éloigner. Le sable et la terre du sol que l’on ne cesse de fouler soulèvent grains et poussières qui s’en viennent nous aveugler, irritations permanentes ou passagères contre lesquelles nous nous efforçons de nous protéger, par un masque, par un chapeau, par un tissu enroulé, qui ne servent cependant qu’à repousser un temps l’inéluctable fatalité ; que nous ne pouvons pas continuer plus avant de cette manière insensée.
Le trajet que nous parcourons ne semble pas une nouveauté. Même si nous dévorons les kilomètres sans arrêt, il ne se présente pas vraiment de surprises ni de rencontres que l’on n’aurait pas anticipées, comme s’il nous fallait ces balises rassurantes pour se convaincre que l’on ne s’est pas égaré. La survenance de ces interactions a cependant tendance à se multiplier, en une sorte de spirale hyperbolique, écho de notre besoin de plus en plus pressant d’être rasséréné.
Le parcours qui se dessine ne propose pas de difficultés majeures, à la limite de l’ennui et de la banalité sans heurt, incitant de plus en plus à chercher de tous côtés une fantaisie, une sortie, n’importe quoi qui nous offrirait un ailleurs, ce je-ne-sais-quoi qui fait vibrer à l’intérieur et satisfait cette toute petite voix qui ne cesse de distiller ce message : « Est-ce cela, ton bonheur ? », que la réalité nous renvoie au visage heure après heure ; mais pour l’instant, tout ce que l’on voit est ce long ruban poudreux qui nous aveugle et que nous avons pourtant emprunté selon nos vœux.
Ce voyage qui s’est initié a commencé sans bagage, sans doute, sans question à se poser. Il convenait de le faire, de l’initier pour ne pas rester le cul par terre à regarder les jours passer. La volonté n’était pas de conquérir un nouveau théâtre d’opérations ni de partir en mission, mais de trouver une réponse à cette lancinante question : « Suis-je dans la bonne direction ? » Se déplacer et bouger était la meilleure des manières de se tester, à l’aune de cette vérité : soi-même, seul, face au monde entier.
L’avancée n’a pas déçu au début, tout gonflé que nous étions de la certitude de toucher à un but, cet objectif mythique qui nous donnerait une joie unique, celle d’avoir été le conquérant de ses rêves magnifiques ; mais plus le temps passe, moins le sens de ce que l’on traverse apporte réponse à cette ambition que l’on avait posée, celle de se distinguer par une réussite incomparée, à même de servir de référence à tous ceux qui oseraient nous cataloguer.
Est alors arrivé l’instant où le transhumance se transforme en errance, à force de chercher ce qui jamais ne se propose, non pas que les expériences ou les échanges se soient volatilisés, mais ils finissent tous par se confondre et se ressembler, magma indistinct duquel nous n’arrivons plus à sortir le moindre raisonnement ni le plus petit apprentissage, dépassés par toute cette distance parcourue pour n’aboutir qu’à ce vide incontesté.
Il n’est plus possible cependant de revenir à ce point de départ que l’on a quitté, les traces que nous avions semées durant cette traversée s’étant toutes effacées, par la force des éléments et par le délitement des jours écoulés, dans un effacement de la conscience et de ce qui avait réellement été contemplé, à la façon d’un paysage dont le brouillard s’empare peu à peu pour l’étouffer, y superposer les stigmates du silence et de l’opacité, seuls vestiges à encore flotter.
Le constat de tout ce qui a été emporté, par la progression, mais aussi par le manque d’attention que nous y avons porté fait jaillir un frisson, de celui qui secoue de la tête aux pieds ; et pour la première fois, nous nous interrogeons sur cette folie que nous avons embrassée, partir ainsi sans souci d’anticipation ni des conséquences de ce mirage que l’on poursuit, à la gloire, à la reconnaissance, à tout ce qui peut nous distinguer de cette médiocrité honnie.
Si le peu d’assurance qui nous reste ne se dissout pas dans le vent et les averses, il n’en faudra néanmoins pas beaucoup plus pour que l’on retourne notre veste, et que l’on n’aspire plus qu’à une pause ou une sieste, à tout le moins un répit dans ces méandres qui n’en finissent plus, à se demander si l’on ne se serait pas trompé sur soi et sur tout le reste, non pas nos capacités, mais la possibilité que tout ceci ne soit qu’un test, sur notre propre volonté et sur les forces qu’il nous reste.
À ce stade, il n’est d’autre alternative que continuer dans le sens indiqué, sur cette route qui ne paraît jamais devoir s’arrêter, empilant les carrefours et les lacets, que l’on s’emploie à suivre autant que l’on puisse se l’autoriser, explorateur unique dans un maquis de paysages traversés, en perpétuel changement, en complète versatilité, comme si l’on devait deviner sous la myriade de décors l’unique qui nous soit destiné, en Graal que nous n’avons plus le sentiment de réussir à approcher.
La succession des pas que nous enchaînons sans discontinuer n’est plus que la concrétisation d’une fatalité assumée, celle de n’avoir finalement pas su saisir l’ampleur de ce qui se proposait, en une déroute magistrale que nous peinons à assumer, traumatisés par l’évidence qu’il n’est plus d’issue à envisager, sauf à reconnaître que l’on s’est fourvoyé dans cette expédition qui va nous consumer, irrémédiable sanction infligée pour n’avoir pas compris notre vanité.
Marcher ne fait plus que rejaillir toutes les émotions que l’on refoulait, trop concentrés sur cette course qui nous obnubilait, cet objectif que l’on n’avait même pas fixé, cet impératif de ne jamais s’arrêter ; mais à présent que la solitude et son joug nous griffent et nous écrasent à nous annihiler, il devient de plus en plus difficile de les ignorer, ces sensations qui nous consument au point de nous déstabiliser, comme un cadeau posthume à l’enterrement de nos ambitions avortées.
Dans ce pèlerinage vers ce que l’on ignorait, il ne peut être ni plus fou ni plus sage de décider enfin de ce que l’on choisit enfin d’écouter, non plus cette espèce de rage à aboutir, quoi qu’il puisse en coûter, mais au contraire cet espace que nous n’avons jusque-là pas exploré : nous-mêmes, en vérité. À défaut de se voir envolé dans les nuages, peut-être serait-il l’heure de se considérer, non plus comme un élément extérieur à tout ce qui nous entoure, mais le centre de notre réalité ?
Dans ce voyage qui ne fait que commencer, maintenant que le ramage est tombé, peut-être serait-il pertinent de se dévoiler, non plus en chevalier tonitruant, mais en humain désorienté, enfin disponible pour l’appréhension de ses capacités, non pas celles qu’il affiche sans discontinuer, mais bien celles qu’il n’a pas encore laissées jaillir de ce corset qu’il tenait serré, de cette armure de conventions et d’obligations inculquées, afin qu’il puisse simplement respirer ?
Dans ce partage qui n’a pas encore été initié, cette fois qu’il est clair qu’il n’y a plus rien à convoiter, peut-être le sens que l’on quémandait tant est-il de se respecter, dans ses envies et dans ses idées, dans son énergie et dans ses potentialités, au lieu de courir aux quatre vents après tout ce qui nous est montré ? Que cette route soit le prétexte à exister, mais que le cœur de notre vie soit de rayonner, enfin libre de montrer ce que l’on portait : la carte et le but que l’on cherchait.
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