Rétribution
Ce gâteau, fantastique, énorme, derrière la vitrine de cette boulangerie hors norme, comme une provocation et une incitation à la révolution ; face à cette paradoxale vision, cumulant à la fois désir et frustration, le passant ne peut plus rester indifférent, oscillant en la colère et l’abattement, de ne pas avoir lui aussi accès à ces mets succulents, ces desserts sucrés, ces plats appétissants et ces douceurs à volonté. Il n’était pas prévu qu’il passe par cette rue décentrée, hors de son habituel trajet, lui qui se contentait de sa routine améliorée, année après année, sans plus de question, en une fatale résignation, acquiesçant à ce qui lui était donné, sans rechigner, sans discuter, sans comparer avec celui d’à côté, la question n’étant pas de savoir si tout cela était justifié, mais de s’estimer bienheureux de recevoir, à tout le moins, les miettes qu’il restait. Mais voilà qu’en cette journée, le sort l’a emmené vers ce qu’il n’aurait pas dû contempler, ces mystères et ces plaisirs qu’il ne pensait même pas exister, hors de son monde réel, hors de son champ de pensée, et soudain devant ses yeux écarquillés.
Les cristaux de sucre qui brillent dans le reflet de la vitrine, la meringue dont les volutes sculptent et dessinent des arabesques aux motifs qui fascinent, ce rose du nappage glacé qui renvoie une envie de saliver, et cette cerise au sommet, en un appel à la croquer ; le passant n’a même pas besoin de toucher ni de goûter cette pièce montée, il l’a déjà ingérée, entre imagination et fantasmes mélangés, mais aussi la certitude que cela fait trop longtemps qu’il ne s’est pas autorisé la simple joie de s’écouter, de ne pas compter ses derniers deniers, de ne pas calculer la balance de son budget, de ne pas choisir entre manger et se chauffer. Et face à cette tentation exposée, il sent tous ses freins, sa mesure, sa rationalité exploser pour ne plus laisser qu’un irrésistible besoin à combler : celui d’enfin s’écouter, non pas en caprices à calmer, mais bien en équilibre à retrouver, loin de toutes ces années où les choix qui étaient faits n’avaient pas d’autre finalité que de rafistoler les manques qu’il ne réussissait plus à endiguer, s’amoncelant et se présentant sans arrêt, en une litanie après de laquelle les gouttes de pluie paraissaient plus facile à dénombrer.
Dans la rue où il se tient, le passant ne bouge plus d’un millimètre, des pieds aux mains, car il sait que lorsqu’il aura décidé de se lancer, sa vie telle qu’il la subissait va changer, et ce d’une manière si radicale que son monde risque d’exploser pour ne plus laisser que le minimum vital : lui, ses envies à honorer, ses regrets à pulvériser, ses rêves à incarner, sa destinée à embrasser. Il ne s’agit que d’un gâteau pourtant, pas d’une déclaration de guerre, pas d’un tremblement de terre, juste le besoin immédiat et violent de ne plus se laisser faire, de ne plus être cette marionnette qui en prend plein la tête au gré des humeurs de ses dominateurs et maîtres, à qui il a donné toute une existence de labeur sans jamais avoir le loisir de relever la tête. À bien regarder cette pâtisserie, le passant ne saisit même plus ce qui lui a pris, cette espèce de crise existentielle qui lui fait remuer terre et ciel, comme s’il était temps de soulever le couvercle de ce chaudron au sein duquel il marinait, pour ne pas boire le bouillon infâme qui en résultait, mais bien faire jaillir tous les goûts et toutes les saveurs qu’il peut proposer, pour un festival de sensations qui confine au bonheur, de celui qui nous fait monter le rouge au front et nous couvre de sueur, pour nous rappeler que l’on est vivant et que notre cœur peut bien battre à cent à l’heure, pour peu qu’on lui offre l’occasion de s’exprimer.
À rester planté là, immobile, ne respirant presque pas, le passant finit par attirer l’attention de la boulangère, bien en peine de s’expliquer la raison de ce client qui ressemble à un piquet, hypnotisé par la pâtisserie qu’elle a cuisinée, sans a priori, pour le simple plaisir de créer, à la façon des peintres, mais dont les outils seraient cette fois de la farine, des œufs et un grand moule beurré. Elle se revoit le nez poudré de levure, en train d’hésiter entre caramel ou nougat en brisure, pour au final se lâcher et couvrir l’ensemble de meringues colorées. La raison de cette cuisson n’est même pas avérée, puisqu’aucune commande n’est venue la pousser à se mettre aux fourneaux et à cuire ce gâteau qu’elle n’avait jamais fait, ce qui n’est pas commun dans son commerce où tout doit être être calibré, rentabilisé et achalandé pour que les affaires n’en finissent plus de tourner. Cela ne survient pas souvent dans son quotidien, fait de réveil à point d’heure et de coucher quand elle n’en peut plus turbiner, en magicienne qui aime tant son métier qu’elle en oublie de se reposer. Il n’en demeure pas moins qu’à cet instant, elle ne peut que considérer ce passant qui n’a pas plus moufté tout le temps qu’elle a passé à cogiter. De derrière son comptoir, la boulangère est de plus en plus intriguée, à la limite de se demander si elle n’aurait pas à faire à un demeuré, bien que le costume cintré, le chapeau de côté incitent plutôt à penser à un respectable homme d’affaires préoccupé. Devant une telle inaction incongrue, elle se décide à se focaliser sur cet homme qui fait le pied de grue, en gisant respirant, en statue du vivant, une drôle d’anomalie qu’elle n’a jamais connue.
Un léger chatouillement dans la nuque, un désir de regarder plus avant, sans saisir le pourquoi du comment, parce qu’il en veut plus que cette sensation de besoin urgent ; le passant consent enfin à regarder plus loin que le bout de son nez, au travers de cette vitrine certes, mais aussi au-delà de ce gâteau qui ne cesse de l’obnubiler. Bougeant un peu ses épaules ankylosées, il redresse la tête et entend alors une exclamation de joie prononcée : « Bravo ! Et n’hésitez pas à entrer ! Je ne mords pas, vous savez ! » Intrigué et surpris d’être interpelé ainsi, le passant se sentirait presque embarrassé d’avoir donné un spectacle qu’il n’a pas anticipé, celui d’un frustré transi, lui qui ne demandait rien de plus que de mordre à la vie. Reprenant contenance, il se ressaisit et décide d’assumer ce qui lui est dit, poussant d’un geste assuré la porte du commerce qui le faisait saliver, pour aussitôt s’arrêter sur le seuil qu’il franchissait, face au sourire enjoué qui l’accueille, sans une once de méchanceté, au contraire ravi de cette rencontre inopinée. Et voilà le passant à nouveau bredouillant et tétanisé, à peine capable d’ordonner ses pensées, et surtout sidéré d’entendre les mots qui sortent de sa bouche, presque chantonnés : « Vous accepteriez de me donner des cours particuliers ? »
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