Départ
Il est des arrivées qui ne sont que le début d’un voyage qui n’a pas encore commencé, attendu comme un rêve que l’on souhaitait concrétiser et qui ne débouche sur rien de ce que l’on espérait. Cette ligne à peine franchie, il devient évident que l’issue n’est pas celle que l’on avait envisagée, aboutissement ne prodiguant aucun laurier, célébration sans personne avec qui la partager, constat amer que tous ces efforts n’ont pas donné les fruits que l’on désirait.
Épuisé et transi de cette évidence avérée, il n’est plus d’énergie pour repartir et encore recommencer vers cet avenir inaccessible qui semble se dérober et se dissoudre dans l’invisible des fantasmes inachevés. De cette position de vainqueur qui n’a rien gagné, il ne demeure plus que la peur de s’être fourvoyé et de ne pas comprendre comment cela a pu arriver.
Soudain conscient que cette situation ne peut pas durer, il n’est d’alternative que de se retourner, de refaire ce parcours qui a abouti à cette déception insensée, d’avoir ainsi accompli exactement ce que l’on avait planifié, et de se rendre compte que cela ne donne aucune des satisfactions envisagées, ni de la part de la foule qui a déserté ni de notre côté, en juge déboussolé.
De ce final qui s’est d’un coup dérobé, il n’est plus pertinent de brandir un quelconque trophée, babiole insignifiante qui ne leurre que celui acceptant de se laisser berner. L’urgence est à présent de trouver quelle posture adopter, faute de saisir les fondements de ce paradoxe rencontré : avoir décidé de tout, des efforts aux trajets, et ne rien obtenir au bout, alors que l’on n’a pas démérité.
Cette révélation inattendue que tout ce parcours n’a conduit qu’à se découvrir perdu, de tant de crédulité et d’aveuglement, d’avoir fait tous ces détours pour ne plus se sentir que piégé comme un animal errant, alors que l’on se voyait fier et conquérant, avec le seul silence comme encouragement. Ne demeurent que des questions dont les réponses disparaissent dans les sanglotements.
Encore fébrile des épreuves traversées, des courses et des concurrents dépassés, il n’est plus possible de continuer à se leurrer, devant ce fait incontesté : n’a-t-on passé tout ce temps que pour cette déception démesurée, cet échec cinglant qui ne livre aucun de ses secrets, sur la cause d’un tel égarement, sur la raison d’un aussi magistral pied de nez, sur ce piédestal qui n’a jamais existé ?
Assis sur le sol, contrit et déboussolé, l’on observe cette ligne blanche qui n’a plus d’intérêt, limite que l’on croyait avoir atteinte pour la dépasser et ne plus avoir à recueillir que les ovations d’un public adoré, devenu enfin l’idole que l’on attendait, n’ayant plus à combattre ni à démontrer, libre de se laisser-aller ; mais le constat patent que rien de tout cela n’est prêt d’arriver ouvre un gouffre béant sur le sens même d’exister.
À l’écoute de ce que l’on avait ignoré, ce corps qui nous a conduits jusqu’à cette issue sans jamais abdiqué, l’on ressent ce que l’on avait oublié d’écouter, ce sang qui bat à nos tempes, non pas pour indiquer que l’on est prêt d’imploser, mais la preuve certaine et vivante que l’on déborde d’une énergie qui était simplement mal employée, tout entière focalisée sur ce que notre esprit avait décidé.
Viennent alors ces sensations que l’on négligeait : la caresse du vent sur notre visage détrempé, la douceur de l’herbe sur laquelle on s’est posé, la beauté de la lumière qui baigne le lieu tout entier, écrin à la magnificence d’un monde que l’on traversait sans jamais prendre le temps de l’admirer, pour ce qu’il offre et propose sans calculer, un environnement d’abondance et de possibilités déployées.
Dans cette posture improbable de vainqueur désabusé, l’on regarde alors ce qui nous entoure, non plus dans le but de se l’accaparer, comme un vautour les miettes d’un festin déjà largement entamé, mais attentif à ce qui parle de chacun de nos actes et de nos pensées, en miroir du miracle de se mêler au monde tel qu’il est, et non plus de le modeler selon ce que l’on voudrait en retirer.
Cet arrêt brutal et non anticipé autorise à cette absence que l’on ne s’était jamais ouvert à ébaucher, pour que dans le silence et l’espace ainsi créé se proposent et se redécouvrent les trésors que l’on tenait cachés, enfouis sous les strates d’ambitions et de désirs désordonnées, dictés par un torrent de directives et de directions à respecter, loin de notre propre identité.
Cet état nouveau et non envisagé trouble ce que l’on tenait pour des idéaux et qui n’était qu’un formatage préfabriqué, ensemble d’ordres et de charges que l’on s’échinait à appliquer, sans aucun recul pour décider si cela pouvait nous convenir, ou au contraire brimait notre liberté, en un jeu de dupe ou le gagnant est en fait celui qui ne suit pas les règles, mais, au contraire, doit s’en émanciper.
Se relevant enfin, l’on entend ce que l’on n’avait pas écouté : son corps d’abord, mais aussi ses rêves éveillés, en autant de messagers qui ne cessaient pas de nous interpeller, mais dont les voix se perdaient dans la cacophonie de nos cris de guerre effrénés, obsédés que nous étions d’accomplir ce marathon qui n’avait d’autre objet que de nous perdre pour nous faire oublier notre vérité.
Debout sans plus de crainte ni de doute sur ce que l’on va envisager, il n’est plus question de poursuivre sur la route que l’on nous avait tracée, parcours rassurant et balisé qui ne nous permettait que de reproduire ce que d’autres avaient arpenté avec nous, par centaines, par milliers, dans la reproduction d’un enseignement qui ne conduisait qu’à la dissolution de chaque particularité.
Et tandis que l’on contemple cette ligne, pour s’en détourner, l’on comprend que cette arrivée n’était que le point de départ de notre destinée, barrière prévisible et intangible qu’il nous appartenait de dépasser, non pas en une victoire contre les autres pour les écraser et affirmer sa supériorité, mais en seuil remarquable dont on est le seul à saisir la valeur inestimée :
celle de nous montrer notre singularité
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