Des bas et des hauts
Le fond de la vallée est un peu plus sombre, même si l'on aperçoit encore le soleil briller, mais il devient évident qu'il va falloir tout remonter si l'on veut de nouveau pouvoir contempler les sommets. La question qui se pose, après tout ce que l'on vient de randonner, est de savoir si l'on a encore l'énergie d'à nouveau crapahuter. Somme toute, cela fait de longues heures que l'on a progressé, alternant déjà ces montées et ces descentes, ces hauts et ces bas ; celles qui s'annoncent sont peut-être de trop, après le précédent coup de semonce qui nous a vus faillir tomber dans un ruisseau, déséquilibrés par un rocher. Il s'en est fallu de peu, mais l'on s'est rattrapé, le souffle court et les sens aux aguets ; alors contempler derechef cette ascension qui se met à nous narguer fait jaillir en nous toute la fatigue que l'on retenait, la lassitude même, de devoir encore et toujours batailler si l'on veut atteindre ce refuge tant de fois annoncé.
Un bref examen des alentours nous confirme que le paysage n'a pas changé, que nous sommes bien toujours dans le même voyage, sur la même lancée, en dépit du sentiment que cette expérience est en train de nous transformer, par une mutation qui ne laisse pourtant rien transpirer de la puissance de ce qu'elle est, languide, insoupçonnée, mais à l’œuvre depuis que l'on a lâché la bride, en acceptant ce périple presque improvisé. D’autres que nous avons croisés ont en effet choisi de s'arrêter, et certains même n'ont jamais démarré, se satisfaisant amplement de ce qui leur était donné, sans chercher plus avant s'il avait besoin de nouveautés ou de découvrir ce qu'il pouvait mériter. Les voir construire jour après jour leur jardin secret, leur lieu de vie avec, tout autour, calme et sécurité n'a pas manqué de nous questionner, alors que l'on avait juste suivi notre curiosité. Plus d'une fois, cette comparaison nous a annihilés, tant le besoin de répit ou le simple rappel à la raison nous a assommés, alors que ces autres n'avaient pas un instant éprouvé ces errances, ces batailles qu'il avait fallu traverser.
Se savoir vainqueur de toutes ces épreuves, d'avoir évité pièges et écueils, de sentir à présent que l'on peut tout atteindre, pourvu qu'on le veuille ne nous rend pas plus fiers ni plus joyeux, loin de toute valorisation ou de tout orgueil présomptueux. Au contraire, la somme de toutes ces conquêtes nous fait tourner la tête, au point que l'on est parfois à se demander que cela s'arrête. La succession de ces transformations commence en effet à ressembler à une compilation, de celle que l'on a adorée au fur et à mesure de notre progression, et qui se met à nous peser en ce jour où tout n'est plus que déception, de ne pas avoir encore atteint cette paix, de ne pas avoir pu toucher de ses mains un dernier sommet, de ne plus avoir à se demander de quoi sera fait demain, car on sera enfin posé. L'enchaînement des événements, le tourbillon des émotions, les doutes et les questions sont maintenant notre seule routine et nos uniques compagnons, tous ceux qui nous conseillent pendant que l'on cheminait ayant à leur tour abandonné, face à l'ampleur de ce qui leur était demandé.
Il n'est ainsi plus de victoire significative, puisque personne n'est plus là pour la partager ni la célébrer, ne laissant que la solitude pour toute compagne à amadouer, afin que sa seule présence ne finisse pas par tout écraser. Reprendre la marche ne devient plus alors que l'unique moyen pour ne pas se retrouver submergé par cette sensation de ne pas avoir choisi le bon chemin ni la juste destinée, en une errance qui se charge de nous annihiler. Chaque progression n'est que le prétexte à taire les questions sur ce que l'on a vraiment accompli, sur le sens que cela prend au sein de notre vie, sur l'abondance qui a disparu peu à peu depuis que cette voie a été choisie. Il est vite devenu évident qu'il n'était pas d'autre option que d'aller de l'avant, faute d'espace ou de place au fur et à mesure que l'on croisait tous ces gens, qui nous saluaient certes avec envie, mais sans la conscience des sacrifices et de la puissance que cette route imposait pour ne pas sombrer dans la démence. La déception n'en est que plus immense, tant la direction que l'on a prise n'avait pas d'autre but que d'apprendre et de grandir petit à petit, sans autre volonté que de s'amuser et de ne pas s'ennuyer ; alors, de quelle manière en est-on arrivé à perdre la joie qui nous habitait ?
Tandis que l'on observe les aigles qui planent dans les nuées, un sourire triste se dessine sur notre visage fatigué. Les voir ainsi sans effort flotter dans le ciel d'azur et d'or nous rappelle combien nous luttons avec la gravité pour ne pas sombrer et finir allongés, en un renoncement de toute notre humanité, parce que l'on n'en peut plus de ne pas réussir à nous apaiser, dans cette course dont le but nous a depuis longtemps échappé. S'abandonner et se laisser porter est peut-être la solution, celle que l'on n'aurait pas encore explorée, par oubli, par erreur ou parce qu'elle ne paraissait pas sensée ; quelle serait la valeur que l'on s'attribuerait s'il ne s'était agi d'exister qu'en délaissant nos envies et nos besoins, au profit d'impulsions désordonnées que l'on n’aurait pas initiées, aux mains d'un destin dont on serait devenu le jouet ? Croire en la fatalité ne nous a jamais habités, même si aujourd'hui, le poids de tous ces pas, l'usure de toutes ces années se fait de plus en plus intense et nous contraint à ralentir plus que l'on ne le souhaiterait.
Sur une intuition désordonnée, l'on s'assoit et décide de ne plus bouger, las autant que vexé de ne plus saisir le sens de ce que l'on fait. Ce prochain sommet attendra, pour peu qu'on l'atteigne jamais ; cette ambition de croître n'est plus là, au vu des insignifiants résultats qu'elle a donnés. À bien y réfléchir, toute l'énergie mise dans la satisfaction de nos désirs n'a produit aucun des résultats escomptés, si ce n'est de regarder s'enfuir et se détruire tout ce que l'on essayait d'édifier. Il n'est certes pas question de devenir le prochain despote qui entend tout assouvir, mais la juste satisfaction face à nos créations aurait pu suffire. Ce n'est pourtant pas ce que l'on a vu venir, au contraire, la dislocation de tout ce que l'on avait ambitionné pour se construire un avenir. Aussi, ne rien faire, tout lâcher ne sera pas plus dur que de mourir, après tout ce que l'on a tenté sans avoir rien pu retenir. Les belles réussites que l'on pourrait se reconnaître n'ont même plus l'heur de nous faire sourire, comme si notre esprit avait perdu tout sens commun, à commencer par celui de réfléchir. Tout n'est pas à jeter dans ce que l'on a accompli, mais nous paraît si petit par rapport à ce que l'on espérait quand on a décidé de partir.
Assis et immobile, tout le paquetage à côté, il n'est plus d'urgence, ni d'avancer ni de redouter la nuit qui va tomber, encore moins de se demander s'il y a le moindre danger. Rester là, simplement, en attendant ce qui ne manquera pas d'arriver, que ce soit en bien ou en mal, pour peu que l'on ne soit plus à l'initiative de ce qui va se présenter. Avoir ou être n'est plus le sujet ; gésir suffira à nous contenter, avec pour unique impératif de lutter contre toute tentative de notre raison de s'affoler, ce qui monopolise notre intention sans discontinuer, mais évite par la même occasion de s'inquiéter de ce qui pourrait bien arriver. Et ce n'est pas plus simple de renoncer à s'occuper, sans vouloir à tout prix produire, s'agiter, consommer, pour se donner le sentiment d'exister. Passé les premiers instants d'embarras, puis ceux de civilité, il n'y a plus que l'ennui à rencontrer, pour choisir enfin de s'écouter et ne plus se concentrer sur quoi que ce soit, à part qui l'on est, en un inventaire particulier, ni gênant ni prenant, un simple examen de notre réalité, plus curieux qu’heureux, de soi de la tête aux pieds, ce qui n'avait pas été accompli depuis... que l'on est né.
Et c'est à ce moment que retentit une voix que l'on ne peut pas ignorer.
« Puis-je me joindre à vous ? »
La silhouette qui prononce ces mots n'est pas de celle qui toise de bas en haut, au contraire d'une bienveillance qui tient chaud. L'accueillir est une évidence, dans un sursaut de bon sens, où l'on réalise enfin que ce qui nous manquait sur ce chemin n'est pas l'énergie ni les envies, mais bien quelqu'un avec qui les partager, main dans la main, en toute sérénité.
Et tandis qu'une main se tend pour nous inviter à nous relever, c'est avec délice que l'on sent un frémissement dans ce cœur que l'on avait oublié, et qui nous rappelle que l'on peut ne pas être vivant si l'on ne se sait pas aimé, par soi en premier.
Comments