Convalescence
Dernière mise à jour : 10 oct. 2023
Dans la chambre éclairée, le silence est de mise et personne ne s'aventure à bouger, comme si le moindre mouvement allait générer un danger, crainte vaine et futile car, dans cet hôpital surprotégé, il n'est rien ni personne qui se risquerait au plus petit esclandre, voire même à parler, comme si cet espace imposait un silence pesant et figé. Sur le lit où se tient une jeune femme allongée ne s'empilent nulle couette moelleuse ou plaid coloré ; juste une paire de draps usés par des lessives répétées, dont la couleur n'a sans doute jamais existé, en un vague blanc rincé. Autour d'elle, des appareils débranchés, vestiges de combats passés, une table à roulettes rangée dans un coin pour ne pas gêner, et une chaise dont l'assise semble indiquer qu'elle a porté la moitié de l'Humanité. Par l'unique fenêtre, l'on peut contempler le béton gris du mur d'enceinte du bâtiment opposé, spectacle digne d'un cachot dont le prisonnier aurait été oublié. Et s'il est une preuve de vie, il faudrait la trouver dans les blouses blanches qui se tiennent serrées, médecins, internes, infirmières, dont les rangs ne demandent qu'à bouger, pour ne plus avoir à se confronter au regard que la jeune femme porte sur l’aréopage qu'ils ont ainsi constitué. Elle ne les juge pas cependant, n'a plus l'énergie d'en vouloir à qui que ce soit, l'Univers, la fatalité, la malchance, en ce moment où il n'est plus besoin qu'elle reste là, où sa présence ne fait plus sens.
D'un geste de ma tête, elle les congédie, ces sachants, ces soignants qui lui rappellent qu'être en face d'eux renvient à se retrouver dans la posture d'un enfant, à obéir et à agir selon des instructions tout le temps. En ce jour cependant, elle voit que les rôles se sont inversés, qu'ils auraient voulu tous pouvoir l'aider, la soutenir, l'accompagner, mais que pour la première fois, ce ne seront pas des opérations, des médicaments, des prescriptions qui pourront être à même de lui montrer la bonne direction, celle de la guérison. Si elle se regarde de haut en bas pourtant, elle n'a pas d'attelle, de fil, de pansement, juste une information particulière à encaisser, plus précisément à accueillir et dépasser, pour qu'elle ne vienne pas à son tour la déstructurer et incrémenter la maladie sur laquelle elle va se greffer, afin de donner corps à cette émotion qui est en train de la traverser.
La pièce est désertée à présent, ne serait-ce le vide toujours aussi envahissant, cette absence de ce qui aurait dû être des bruits d'enfant. Il n'y a pas de berceau d'ailleurs, pas de cadeau, pas de fleurs, juste une insoutenable langueur, celle d'un petit être dont elle aurait tant aimé entendre battre le cœur, au moins une fois dans la réalité, et non pas seulement au travers d'un moniteur. La main sur son ventre, elle n'ose même pas laisser cours à sa douleur, de peur de ne plus retrouver l'envie de croire au bonheur, de crainte de hurler cette horreur et de sombrer dans un gouffre sans plus de lueur. Il ne s'agit même pas d'une agonie, puisqu'elle est indéniablement en vie, ni d'une sidération, tant elle ressent comme autant d'aiguilles plantées dans son corps à chaque terminaison. Elle-même ne pourrait pas définir son état avec précision, mélange de choc et d'émotion, entre traumatisme et liquéfaction, à la frontière de la mort et de l'incarnation, quoi qu'elle essaye pour ne pas perdre la raison et se raccrocher à un semblant de résolution, n'importe laquelle, pourvu qu'elle lui donne le droit de retourner dans sa maison, ces murs qui donnent maintenant le sentiment de rentrer dans une prison.
Un regard vers la fenêtre lui montre le ciel tel qu'il peut être : bleu calme, sans orage ni drame, comme si le seul cataclysme actuel devait survenir dans sa vie à elle, un choc si violent qu'il a annihilé toute envie de se sentir vivant, à la manière d'un cyclone qui aurait emporté toute joie et tout allant, pour ne plus laisser que des ruines et des débris fumants. Le décalage est si important, entre ce qu'elle sent et ce présent qu'elle en viendrait presque à se demander si elle n'aurait pas rêvé, emportée par les affres d'une grossesse qui ne va donc jamais se concrétiser. Pour le moment, elle n'a pas l'énergie de réfléchir à la manière dont elle pourrait l'annoncer à son père, à sa mère, eux qui se faisaient une joie de l'accompagner dans la parentalité. À ce stade, elle n'a ni les mots ni les pensées pour décrire cet innommable, pourtant si banal quant on parle de maternité. Elle n'avait cependant pas besoin qu'on lui rappelle que la vie est un présent dont la fragilité est exposée à tous les instants, et si la colère ne s'est pas encore manifestée, elle la perçoit latente, dans la brume de ses idées, qu'une vibration d'injustice commence à faire monter. Consciente de la destruction qu'elle peut engendrer, elle s'efforce de ne pas lui offrir le champ pour s'exprimer, elle qui ne ramènera de toute façon par ce bébé qui n'est pas autorisé à respirer.
Un léger coup à la porte vient se manifester ; l'homme qu'elle aime la rejoint dans cette étrange réalité, d'un événement heureux transformé en mortuaire veillée. L'esquisse de sourire maladroit qu'il affiche manque de la faire s’effondrer, comme la goutte de trop d'un océan de désespoir au sein duquel elle lutte pour ne pas sombrer, chaque seconde où elle s'oblige à garder sa dignité. Lui aussi se bat à chaque pas qu'il fait, en guerrier protecteur qui n'a aucun adversaire à terrasser, tout à une rage qu'il ne peut se permettre d'extérioriser, sous peine de rajouter une haine incontrôlable à ces limbes d'émotions qui menacent aussi de le submerger. D'un pas presque chancelant, il se rapproche du lit sur lequel elle est assise depuis tout ce temps, immobile, tétanisée. D'un mouvement doux, il lui prend la main et il s'assied, sans paroles, sans volonté, juste d'être là à ses côtés, bien inutile pour ce qu'il aurait voulu lui donner, de réconfort, d'aide, de soutien au vu de ce qui vient de se passer, cette annihilation de tous leurs projets, d'homme, de femme, de couple, de parents, pour se retrouver ainsi, comme si ce petit être n'avait jamais existé. Il ne sent pas encore la nécessité qu'on lui vienne en aide à lui aussi, tant ce rôle de chevalier lui sert d'armure pour ne pas s'écrouler, comme si la masculinité n'avait que la force pour exister. Et il reste là, sans rien dire, faute de saisir l'ampleur de la transformation qui est en train de se jouer, pas plus que la femme d'ailleurs, au-delà de ce drame qui est sur le point de les transfigurer de la tête aux pieds. L'enfant qu'ils espéraient n'est pas celui qui est venu les rencontrer ; ils ne le savent pas encore cependant, mais une naissance s'est bien concrétisée : celle de leurs êtres respectifs, en totalité, au travers d'une souffrance qu'il n'était pourtant pas nécessaire d'invoquer pour les aider à grandir et à avancer.
Et tandis qu'ils se blottissent l'un contre l'autre, à la fois pour se soutenir et se rassurer, un souffle s'invite dans le silence imposé et murmure, entre rêve et réalité :
« Je vous aime, à jamais ».
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