Au milieu de nulle part
Dans la forêt où il n'a cessé d'avancer, le voyageur ne sait plus du tout quelle direction il doit emprunter. Il ne s'agit pas de la peur de s'égarer, mais bien de la nécessité de continuer. S'il reprend en effet tout le parcours qu'il a déjà arpenté, il n'est rien qu'il n'ait pas rencontré, de la douce fontaine rafraichissante aux falaises escarpées ; tous les paysages qu'il a traversés lui donnent le sentiment qu'il n'y a plus pour lui quoi que ce soit à visiter,
et cette révélation le laisse désespéré.
Sous les frondaisons où il s'est posé, le voyageur sait qu'il n'a plus rien à redouter ; la forêt peut lui fournir à boire et à manger sans qu'il n'ait à craindre de finir affamé, tant sa luxuriance et son abondance sont à même de le rasséréner. Là n'est pas la question cependant en cette journée ; s'il ne sillonnait le monde que pour se sustenter, son existence serait on ne peut plus limitée et il y a longtemps qu'il a posé son ambition bien au-delà de ce qui lui est donné,
et en ce jour, il ne se sent plus l'énergie de continuer.
Dans sa position à l'arrêt, le voyageur ne peut que se souvenir de toutes les joies qu'il a éprouvées et qui ne sont plus en cet instant qu'une musique triste qu'il ne réussit pas à faire cesser, comme si plus rien de nouveau ne pouvait exister au niveau de ses idéaux, en une déception monumentale dont la contemplation lui fait mal, trahison de toute la confiance qu'il avait posée dans son exploration initiale, celle de le faire rire et vibrer, que la vie soit un spectacle enchanté,
et que maintenant, il ne soit plus que le silence à écouter.
Adossé au tronc d'un arbre, le voyageur revoit tous les visages qu'il a croisés, qu'ils soient souriant ou en colère, aimable ou de marbre. De cette litanie de rencontres et de découvertes, il ne reste plus aujourd'hui qu'une porte grande ouverte que plus personne ne franchit, comme si chacun se doutait alors qu'il courait à sa perte. Des serments et des promesses de fidélité et de largesse, il ne demeure plus qu'une immense et lasse tristesse, avec un gouffre dans son cœur d'où ne jaillissent plus que des cris de détresse,
et il n'en peut plus de cette sensation qu'il déteste.
Malgré ses efforts, le voyageur a bien du mal à apercevoir le ciel quand il lève la tête, caché par les branches et les feuilles entremêlées, en un patchwork au travers desquelles la lumière peine à entrer. Il en résulte une multitude de raies disséminées qui transpercent le paysage en autant de barreaux d'une prison clairsemée, avec lui dans le rôle du prisonnier égaré. De manière paradoxale, il n'a pourtant jamais bénéficié d'autant de liberté, mais à quoi lui sert-elle, s'il n'a personne avec qui la partager,
et sa solitude devient la sanction qu'il doit supporter.
À cet instant particulier, le voyageur ne sait vraiment plus si cela vaut la peine de continuer et cette pensée résonne sans arrêt, tant il a déjà dépensé d'énergie et d'effort pour arriver à ce carrefour où plus rien n'a l'air de vibrer, que ce soit ses envies, ses idées, son imagination, son inventivité. Il se sent comme vidé de toute capacité, effondré dans ce qu'il est, incapable de plus se motiver, ne serait que de persévérer à croire qu'un ailleurs mérite de se lever pour aller l'explorer,
et cette fatalité le laisse exténué.
De sa place immobilisée, le voyageur sent les odeurs de mousse et de fleurs l'envahir de tous côtés, comme un tableau olfactif auquel il aurait soudain accès les yeux fermés. De ces effluves émergent des images, des pensées, comme un refuge qui lui serait enfin révélé, parfait secret qui ne peut être atteint qu'au calme et à l'arrêt, une sorte de voyage impensable s'il n'est pas expérimenté sans le désir ni la volonté de se l'accaparer, chaque mouvement risquant de le faire se vaporiser,
et le voyageur découvre qu'il n'a pas encore percé tous les mystères à portée.
Dans sa posture d'un coup transformée, le voyageur prend malgré tout le risque de bouger, attentif néanmoins à la moindre variation des senteurs qui ne cessent de l'entourer, en autant de petites et miraculeuses fées qui auraient pointer le bout de leur nez, pour se confronter à cet étrange personnage qui s'est invité au cœur de leur forêt. Suivant les sillons de ces paysages odorifiés, le voyageur se laisse mener sans se presser, les mains ouvertes mais les yeux fermés,
et se sentant enfin revivifié.
Du parcours qu'il a accompli, du chemin qu'il a tracé, le voyageur ne sera rien, et peu lui importe en réalité. Ne serait-ce qu'avoir déjà un fil d'Ariane à suivre pour continuer à avancer le soulage du poids qui était sur le point de l'enterrer, et cette émotion renouvelée lui offre un cadeau auquel il avait depuis longtemps renoncé : celui de se faire surprendre par le monde qu'il croyait avoir décrypté ; et s'il n'est pas encore affirmé, le voyageur sent poindre un sentiment ineffable qu'il avait oublié :
la joie d'exister.
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